Dans le paysage audiovisuel contemporain, Netflix occupe une place centrale. La plateforme a redéfini les habitudes de consommation, modifié la temporalité de la diffusion, bouleversé la notion de prime time, mais aussi — et surtout — imposé un nouveau rythme à la création sérielle. En dix ans, le volume de séries produites a explosé, transformant Netflix en un catalogue tentaculaire où chaque semaine semble voir naître un nouveau programme original. Pourtant, derrière cette abondance, une interrogation se fait de plus en plus pressante : pourquoi tant de séries originales de Netflix passent-elles inaperçues ou tombent dans l’oubli quelques semaines après leur sortie ?
La réponse à cette question ne se trouve pas uniquement dans le volume. Elle touche à la nature même du modèle économique et culturel que Netflix a contribué à forger. Ce modèle repose sur la logique du flux : proposer en permanence de nouveaux contenus afin de retenir les abonnés, attiser la curiosité, maximiser le temps d’écran. Dans cette perspective, chaque nouveauté est un pic temporaire de visibilité, une brève étincelle dans un univers en perpétuelle mutation. Mais peu de titres accèdent au statut de repères durables.
L’un des facteurs les plus commentés ces dernières années est le rythme des annulations. En 2022 et 2023, plus d’une trentaine de séries originales Netflix ont été interrompues dès la première saison. Certaines, comme 1899 ou The Midnight Club, avaient pourtant réuni un noyau de spectateurs fidèles, actifs en ligne, prompts à partager et à recommander. Mais ce soutien, aussi enthousiaste soit-il, ne suffit pas face aux critères d’évaluation internes de la plateforme. Le principal indicateur ? Le nombre d’heures visionnées dans les 28 jours suivant la sortie. Un chiffre brut, indifférent à la courbe d’adoption lente, à la construction progressive d’un bouche-à-oreille, ou à la qualité du contenu lui-même.
Cette manière de mesurer le succès transforme la production sérielle en une sorte d’expérimentation constante. Chaque sortie devient un test. Si la réponse immédiate ne convainc pas, on passe à autre chose. Les équipes d’auteurs, de réalisateurs et de producteurs en subissent les conséquences. Le temps alloué au développement se réduit, les marges de création se contractent, et l’incertitude plane sur la suite même quand une série est saluée par la critique.
Dans ce contexte, un mot-clé revient souvent : surproduction. Le nombre de projets lancés chaque mois donne le vertige, et empêche tout effort de consolidation. Les séries ne vivent plus sur la durée, elles sont lancées comme des produits jetables. Cette stratégie, proche de celle adoptée sur les réseaux sociaux, produit un effet paradoxal : au lieu de renforcer l’attachement à la plateforme, elle entretient une forme de lassitude. L’utilisateur défile, picore, consomme sans même se souvenir du titre qu’il a commencé il y a deux semaines.
La dimension économique joue aussi un rôle central. Le coût de production d’un épisode a augmenté, notamment à cause de la concurrence entre plateformes et des exigences croissantes en termes de casting, d’effets visuels, de rythme narratif. Or, une série qui n’atteint pas ses objectifs dès les premiers jours est vite considérée comme un risque. L’algorithme ne pardonne pas l’échec.
Pourtant, certaines voix s’élèvent pour plaider en faveur d’une vision plus long-termiste. Le succès durable de Stranger Things, les retombées de The Crown ou encore l’enthousiasme autour de Dark ont montré qu’un investissement sur la durée pouvait porter ses fruits. Mais ces exemples sont minoritaires face à la masse de programmes éphémères qui encombrent le catalogue.
Dans les communautés en ligne, le scepticisme grandit. Certains abonnés déclarent ne plus s’intéresser aux nouveautés avant d’être assurés qu’une deuxième saison est confirmée. D’autres se tournent vers des mini-séries ou des productions extérieures à Netflix, où le risque d’interruption est moindre. Ce décalage entre attentes du public et stratégies de plateforme alimente un climat d’incertitude. Il sape aussi la relation de confiance établie au fil des années.
Du côté des créateurs, les témoignages se font plus nombreux. Plusieurs scénaristes ont dénoncé, notamment pendant la grève du WGA en 2023, le raccourcissement des durées de préparation, les budgets alloués au rabais, l’exigence de livrer des scripts complets en quelques semaines. Cette pression constante nuit à l’originalité, à la profondeur des arcs narratifs, et à l’émergence de voix nouvelles. Produire plus vite signifie souvent produire moins bien.
Mais l’enjeu est aussi culturel. Dans un monde où les références se renouvellent en permanence, que reste-t-il d’une série effacée de la page d’accueil en deux semaines ? Que signifie raconter des histoires si elles n’ont pas le temps d’entrer en résonance ? Le succès éphémère n’est pas le succès durable, et Netflix semble parfois oublier cette distinction fondamentale.
Des solutions existent pourtant. Certaines productions venues de Corée du Sud, d’Espagne ou d’Allemagne montrent qu’une vision claire, un ton singulier et une stratégie de diffusion bien pensée peuvent favoriser la mémorisation. Ce n’est pas une question de budget, mais de cohérence. Il ne s’agit pas de ralentir à tout prix, mais de redonner du sens à l’acte de produire. Moins, mieux, plus durablement.
Netflix n’est pas seul en cause. La pression concurrentielle, les attentes des marchés, les métriques internes participent tous à cette course effrénée. Mais en tant que leader historique du streaming, la plateforme a une responsabilité particulière. Ralentir pour mieux construire. Ralentir pour retrouver l’attention du spectateur. Ralentir, enfin, pour laisser une place à la durée, à la trace, à la mémoire.