Oui pour la vie, alors c’est non !
Dans l’arrière-cuisine ça n’a même pas bardé… Monsieur est reparti, on l’entend déambuler dans l’appartement, comme un animal à grandes pattes qui arpenterait son territoire
Tout est familier. Monsieur n’a pas de raison de s’attarder sur ce qui vient de se passer.
Le chat que tout le monde maintenant appelle Chou, lui aussi se promène, posant ses petites pattes feutrées partout. Il est à peine venu sentir ce pauvre lapin. Lui est autorisé à vivre, tout va bien. Tout est normal.
Yvette est maintenant seule dans cette arrière-cuisine, seule devant le carton qui s’agite… le lapin, ce condamné à mort, bouge. A-t-il l’intuition de ce qui va se passer ? Détail horrible, la pierre à affûter est sur la table… Il faudrait faire vite. Comment se faire invisible ? Serrer les dents comme pour un secret ? Agir ? Agir tout simplement agir… les idées se bousculent. Voyons qui doit exécuter cet ordre se dit Yvette, quel ordre d’ailleurs ? Rien n’a été dit. Ce que monsieur et madame Mercier veulent c’est que j’obéisse… on m’enverra faire une course. Pendant ce temps-là, Léonie ou quelqu’un d’autre viendra avec une cuvette. Elle l’assommera, avant de lui arracher un œil avec un couteau pointu pour le saigner. Quand je reviendrai, ce sera fait. On aura caché son pauvre corps écorché sous un torchon blanc, impeccable. Sa peau dépouillée, enlevée, aussi vite qu’ un pyjama sera mise à sécher, tendue en l’air comme un cerf-volant au-dessus de nos têtes. Des petits vaisseaux pendront de ce vêtement-parchemin et finiront par devenir des filaments secs qui se détacheront tout seuls. C’est un scénario, c’est une odeur connue dont l’évocation provoque toujours la même la peine, la même fatigue amère et le même dégoût. Cette peau séchée sera un jour réclamée par le père Talmon qui fait le tour de la ville en criant :
- Peaux de lapin !
On me demandera peut-être de décrocher moi-même cette fourrure martyre et de la descendre au bonhomme qui lui, l’accrochera à son vélo et gagnera un peu de sous en la vendant chez un fourreur… Et voilà, en donnant cette peau les Mercier croiront qu’ils ont rendu un service à la misère… Pauvre neige ! encagé, tué, mangé et transformé en col de manteau…ce n’est pas imaginaire ça ! Yvette n’a rien inventé.
Si on la surprenait à pleurer, on lui dirait qu’il faut bien manger et qu’il ne faut plus y penser. Comment faire ? Elle devrait rester fixée sur ce qui lui plaît. Elle pourrait se débrouiller pour ne pas être là, ne pas se confronter à cette réalité et oublier, oublier la tête, oublier le petit nez de Neige qui remue dans le besoin de chercher par où partir pour choisir une escapade. Oui, oublier tout ça. Ne plus penser à l’envie de vivre qu’il a. Allez, on n’y pense plus. On se met à table comme tout le monde et on mange un civet. La tête est dans un plat, puis finit sur le bord d’une assiette, au rebus. Il ne faut pas y penser… ah oui juste ça : ne pas y penser ! Même si on voit ses petites dents dans la poubelle ,parmi les épluchures ? Oublier la décomposition de sa vie…
Cette vision a déjà fait son effet : Yvette, le menton levé, a saisi le carton sous un bras et monte l’échelle pour atteindre son territoire. Une fois le butin délicatement posé sur son drap, elle arrange des couvertures par-dessus, en dôme. Ce n’est pas discret… Alors, devant, comme s’il s’agissait d’un rideau, il lui vient… d’étaler les bas de soie que sa sœur lui a offerts pour le mariage d’une cousine. C’est la meilleure idée de cette effrontée : l’indécence…
Elle n’a pas tort. Ces bas qui pendent de son lit haut perché et se balancent comme suivant une brise légère ont fait leur effet : personne n’a osé lever les yeux vers eux et il n’est question de rien.
Toute la journée Yvette travaille avec zèle et chante.
Le plaisir de l’insolence favorise- il un travail d’extension de la pensée ? Il le faudrait. Ça tiraille dans tous les sens. Car il va bien falloir trouver une solution… Il faut compter que les bas que personne ne fait mine de voir seront quand même décrochés. Il faudra trouver une autre barricade ou changer de tactique. Alors que faire ?
De l’immeuble Yvette connaît la répartition. Chaque étage a son univers. Depuis le matin, elle réfléchit. Au-dessus c’est un assureur qui emploie six commis pressés qu’on croise dans les escaliers chaque jour. Elle ne connaît ni le regard ni la voix d’aucun d’eux. Qu’irait-elle leur demander ? C’est trop risqué… Plus haut, deux familles occupent chaque côté du palier, elle a déjà rencontré les mères, tenant des poules avec les pattes attachées maintenues la tête en bas. Elle les a entendues les tuer. Les cris, l’affolement de l’animal, si elles y sont insensibles, que leur demander pour Neige ? c’est peine perdue. Et plus haut encore ? Au dernier ce sont des petits logements plus ou moins vides. Il y a bien la lingère dans l’un d’eux. Pour être précis, Angèle travaille dans celui qui possède un escalier menant au grenier recouvrant tout l’immeuble. Le soir elle part à vélo, mais pas toujours, sa vieille mère ne vit pas très loin sur la grande place. Cette femme insolite dont Léonie se moque parce qu’en maugréant ,elle monte et descend des bouteilles de bière plusieurs fois par jour… Yvette décide d’aller la voir. Elles se connaissent déjà un peu, elle repasse le linge des Mercier.
Est-ce qu’elle accepterait de prendre Neige ? Pourquoi pas ? Elle pourrait le cacher dans le grenier il ne gênerait personne. C’est seulement en fin d’après-midi qu’Yvette trouve une occasion pour se rendre chez la repasseuse. Il y aura peut-être une bonne surprise… Le carton sous le bras, notre héroïne réussit à ne croiser personne jusqu’à la sonnette… qui ne marche pas. À travers la porte, on entend la radio, la jeune fille tambourine, frappe, gratte…
- Quoi encore ? Crie une voix agacée.
- C’est Yvette… je suis employée chez les Mercier..
- Qu’est-ce que tu veux ? Ce n’est pas prêt ! J’avais dit à six heures ce soir pour les nappes !
- Quelque chose ? Je voudrais vous demander quelque chose…
La porte s’ouvre. Angèle est campée dans sa blouse de coton blanc, et voilà qu’elle saute sur le carton qu’elle saisit machinalement.
- Ce n’est pas du linge Angèle…
- Je m’en doute dit-elle en cherchant à distinguer l’intérieur.
- Il va être tué si on ne fait rien…
- Reprends-le et pose-le là bas…
- Où ça ? J’avais pensé que dans le grenier, il ne gênerait personne.
- Pourquoi tu ne l’as pas mis dans la cave ?
- Y a trop de passage…
- Pas sûr, mais bon… Tu sais combien ça coûte un gros lapin ?
- Non..
- Retourne ! Porte les draps à Léonie, ils sont prêts… débrouille-toi pour revenir chercher les nappes à six heures.
Yvette veut bien être à ses ordres. C’est rassurant. Ce corps gentil qui gonfle sa blouse blanche. C’est généreux, bien repassé, ça paraît vrai. Tout de même, en partant, Yvette s’immobilise sur une marche . Difficile de redescendre si vite en laissant Neige sans se sentir un peu étourdie… la porte d’Angèle s’entrouvre à nouveau :
- Pas la peine d’apporter du pain dur, j’ai ce qu’il faut.
Yvette reprend courage et dévale l’escalier en chantonnant..
« Piccoti piccota je tourne les talons et … »
Il va falloir affronter les Mercier. Comme on efface une dette, elle se met à astiquer les cuivres, bien que ce ne soit pas je jour. On est aujourd’hui mercredi. C’est un jour de couture, elle pourrait faire du raccommodage tranquillement et profiter de la présence de Chou qui adore se blottir contre elle et jouer avec son ouvrage. Mais elle astique, après les casseroles, elle se demande si elle ne va pas attaquer à l’encaustique le plus grand des buffets, quand tout à coup Léonie lui prend les chiffons des mains et lui crie à l’oreille :
- Il paraît aussi que tu as fait les cuivres de l’entrée ! Tu te crois donc vendredi ? Va plutôt porter les bleus du patron chez la mère Angèle et dis-lui qu’il les faudra avant samedi.
- Je finis et j’y vais tout de suite.
- Tu ne finis rien, tu ranges ton bazar et tu y vas.
- Oui Léonie.
Quand Yvette frappe à la porte, Angèle met du temps à répondre. Un bruit de verres et bouteille… enfin ça y est, elle est devant elle toute blanche comme une infirmière, ses cheveux tout électriques forment comme une couronne autour de sa tête :
- Il n’est pas six heures ? Tu m’apportes des bleus, mais ce n’est pas le jour des bleus ! C’est Léonie qui t’envoie ? Elle se doute de quelque chose ? Je ne suis pas une voleuse ! Tiens voilà cinq francs pour le lapin, débrouille-toi pour les donner.
- Mais à qui ?
- Je sais t’y moi !
- Neige ? où avez-vous mis Neige ?
- Je l’ai lâché là-haut. Mais il va partir. Mon frère va passer il l’emmènera chez lui. Il a un grand enclos avec tout ce qu’il faut ce sera mieux qu’ici.
- Personne ne lui fera de mal ?
- On ne va pas le manger. Tu pourras même aller le voir. Il y a déjà des dindes, des pintades, des canards et d’autres lapins. C’est un brave gars mon Nicolas !
- Je ne vous remercierai jamais assez !
- Le repassage, ça donne soif. Quand tu fais les courses, ce serait facile pour toi de monter des bouteilles ? De l’eau avec un petit peu de bière…
Ainsi fut scellé le sort de ce gros lapin de cinq francs… Sauvé !
Yvette était soulagée, mais il lui fallait encore trouver le moyen de donner l’argent sans savoir à qui. Après une nuit de sommeil dans le souffle et la présence tranquille de Chou, il lui vient une idée qui par certains aspects pouvait sembler suffisamment présentable… au fond, après tout, tout dépend de la façon dont on dit les choses… Alors, le lendemain matin, lorsque Léonie déboule dans la cuisine en s’époumonant comme d’habitude pour qu’Yvette se lève et l’aide à griller les tartines et à préparer le café, la grande enfant se lance dans une explication :
- J’ai trouvé cinq francs par terre dans la cuisine. C’est certainement de l’argent pour les patrons. Quelqu’un les aura perdus. Je vais leur donner… eux vont bien savoir…
Léonie hausse les épaules et ne prête pas la moindre importance à ces propos. Si ce n’est que ses gestes deviennent plus secs, presque brutaux. Un peu comme si c’était sa manière de déclarer un refus ! Refus de toutes ces balivernes, elle ne veut rien savoir. Ce mouvement d’humeur effraie la jeune fille qui ne peut que s’accrocher à l’histoire qu’elle produit et qu’elle veut bien enrichir de détails imaginaires, pour l’adoucir, pour la rendre convaincante…. Alors elle y va et s’embourbe dans des explications que ni Léonie, ni personne n’écoute. Et les cinq francs restent toute la journée sur la table de la cuisine. À midi Yvette recommence un discours en position légère, elle tient juste à signaler qu’il y a une pièce de cinq francs à ranger. Elle se fait l’effet de quelqu’un qui chante une chanson choisie pour une belle occasion, mais que personne ne veut écouter. Elle aurait voulu sceller avec cette pièce un pacte. Mais non : Il n’ y a pas de reconnaissance de son discours sur l’argent, parce qu’elle s’est lancée dans un sauvetage que personne ne peut admettre… Et…pourtant personne ne lui demande ce qu’est devenu le lapin. Au moins elle pourrait s’expliquer… Peut-être qu’ils se mettraient à sa place et que tout le monde serait content de cette vie épargnée !
Mais on ne lui demande rien et les jours suivants, Yvette voit bien qu’on la tient à l’écart. La pièce d’argent demeure sur la table de la cuisine et ne va dans aucune poche… elle paraît même devenue intouchable.
Le jeudi suivant une lettre de ses parents lui est remise le matin, à la descente de son échelle… c’est la belle écriture de sa mère.
Ma fille,
Les Mercier nous ont écrit que tu leur as volé un lapin. C’est indigne. Après tout ce qu’ils ont fait pour toi… Le père viendra te chercher dimanche, mais tu ne reviendras pas chez nous.
Signé Maman qui t’embrasse
Il n’y a qu’Angèle qui comprend son chagrin et qui veut bien lui parler. Attendrie, elle lui explique que les Mercier ont fait le maximum de ce qu’ils pouvaient faire….
- Le maximum tu veux dire en acceptant le petit chat de Mimi ?
- Chou ? Non, ils avaient besoin d’un chat contre les souris… ça les arrangeait.
- Mais…
- non, ils ont fait le maximum, ils ne t’ont pas demandé de tuer le lapin ? De le tuer toi-même ? Évidemment que tes parents ne sont pas contents. Tu les inquiètes. Tu ne comprends pas ça ?
- Mais Chou mon gros chaton ? Je pourrais l’emmener ? J’aurais bien voulu le ramener à Mimi sa mère. Moi aussi j’aurais voulu rentrer chez moi.
- Laisse — le ici, ne le mêle pas à cette histoire. Il est bien heureux.
- Tu crois que je ne le verrai plus ?
- Maintenant que les Mercier ont dit que tu étais une voleuse, ils sont bien obligés de te faire partir… mais dans quelque temps tout sera oublié et tu pourras revenir. Moi je t’ouvrirai ma porte toujours !
- On s’écrira ?
- Mais oui ! Tiens mon frère a un appareil photo, dès que tu me donneras ta nouvelle adresse je me débrouillerai pour t’envoyer une photo de Chou !
- Dans son panier ?
- Dans son panier ! Tu lui laisseras d’ailleurs. Je vais te donner un autre bagage. Ne pleure plus ! Et puis dis-toi que Neige est bien chez mon frère ! Je peux te le dire : Allez mouche toi…
C’est vrai, le dimanche matin , son père est venu la chercher. Tout le monde était malheureux. Pendant tout le long voyage, en train, Yvette n’a pas osé dire un mot pour demander où ils allaient…
Le scandale fut vite oublié, il y eut des lettres échangées, entre tous, beaucoup même. Des pages et des pages où on se dit les petits riens qui font la vie. Angèle envoya comme promis la photo de chou dans son panier, et une de neige couché de tout son long dans l’herbe, grignotant tranquillement une tige d’herbe, une oreille négligemment courbée comme un vrai Buggs Bunny ! Quel plaisir de le voir bienheureux !
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