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J’osais de rien

Le mensonge avait été rondement mené. Il faut dire que Marie-Banderilla, après soixante-quinze ans d’existence à préparer toutes sortes de mauvais projets, savait entrer en ébullition en gardant la voix ingénue et liquoreuse…  Depuis l’élection d’un éleveur industriel à une mairie des environs, voilà qu’elle s’agitait davantage. Plusieurs décennies auparavant, elle avait déjà conspiré pour le retour des corridas dans les arènes de la ville qui n’étaient pourtant plus un monument depuis bien longtemps. Les pierres du grand mur, au fur et à mesure de leurs effritements, avaient servi à consolider celui du vieux cimetière. Le cercle de sable autour duquel avaient été rafistolés des gradins servait d’aires de jeux pour les enfants et les boulistes. On y faisait venir aussi des orchestres et des chorales. La population s’était inexorablement détournée des supplices taurins et à l’époque le discours de Marie-Bandérilla sur la tradition de massacrer les taureaux n’avait pas pris. On ne se voyait plus faire couler du sang sur ce sable où tout le monde se sentait si bien. Mais, elle n’avait pas renoncé. Progressivement, elle avait fait de son âge la justification de tous ses propos et s’était mise à chanter à la cithare des lambeaux de récits épiques dans lesquels elle glissait des histoires de gloire, de courage, de lumière, d’appel à Dieu qui camouflaient une envie de corrida. Cet art de l’arrangement était resté sa petite affaire jusqu’à ce que le maire-industriel-éleveur, M. Lunel, flaire un filon, avec débouché pour ses élevages, position d’intermédiaire pour les travaux de réfection des arènes, etc. Alors, avec emphase, dans les réunions publiques, il se mit à reprendre les propos de Marie-Bandérilla et à les pousser jusqu’à parler de mémoire traditionnelle et… de nouveauté. Ses propositions sonnaient comme des injonctions, qu’aucune interrogation n’oserait déranger. Tout était en place, il restait juste à fabriquer une actualité. Et pourquoi pas une actualité ludique pour les enfants ! Voyant l’intérêt qu’elle suscitait, chez ce maire, la vieille incendiaire commença à croire à sa chance de relancer les vieux supplices. De fait, elle avait trouvé un complice.

Fuyant la guerre civile espagnole les Lopez étaient venus s’établir dans les baraquements de la ville. Cela faisait maintenant une vingtaine d’années. Après toutes sortes de déboires, il ne restait plus à cette époque, que deux membres de cette famille, un José d’une dizaine d’années et son frère, tout jeune adulte. Le grand répétait souvent à l’intrépide :

  • D’accord, il faut bien un peu se brûler pour comprendre la braise ! Mais rappelle-toi ce que disait aussi Papa ? Fais attention à toi, d’abord !

D’expérience, le gamin n’en manquait pas. Si cet impulsif se trouvait parfois malmené, il oubliait aussi vite ses tracas, s’amusait de tout et possédait quelques secrets grandioses. Il donnait en grande pompe du sucre aux fourmis, et goûtait le plaisir de maîtriser la grandiloquence des adultes en tirant les sonnettes. Cette danse se déroulait sur trois temps : imaginer, sonner et disparaître en courant. Un jour, il fut surpris de devoir fournir des explications. Il s’embourba devant une vieille dame cramoisie sans réaliser que le personnage était dangereux. Après l’avoir poussé dans une pièce de sa maison qui était occupée par son atelier de couture, la chanteuse lui demanda de quel droit il se permettait de la déranger. Est-ce qu’il savait à qui il avait à faire ? Les yeux renversés, elle évoqua avec des mouvements désordonnés et des bruits de gorge, son besoin de chanter la passion. Une cithare, peut-être encore chaude, était posée sur une chaise.  Il savait tout ça, il l’entendait vociférer en passant. C’était même précisément ce qu’il aimait déranger. Mais ce jour-là pourquoi n’était-il pas parti à fond de train ? Le guettait-elle ? En tout cas, elle l’attrape ! Il pense s’en tirer par une promesse et se sent prêt à faire un effort pour essayer d’être sincère. Elle veut plus et l’examine des pieds à la tête, avant d’ouvrir un paquet et de lui tendre un biscuit :

  • Je te vois regarder les taureaux, ils te plaisent ?
  • Oui Madame
  • S’ils te plaisent, tu sais que c’est un cadeau de dieu…
  • …Je ne sais pas
  • Un cadeau de dieu ! Répète l’exaltée.
  • Des dieux… j’en connais… balbutie l’enfant
  • Dieu, il n’y en a qu’un petit…
  • Pardon Madame.
  • Ne t’excuse pas, prie pour ta faute, Dieu t’a peut-être choisi si tu aimes les taureaux… car tu les aimes n’est-ce pas ?
  • Oui, les petits, il y en a qui viennent quand je les appelle.
  • C’est une prière qu’il faut dire petit ! Je te l’apprendrai. Approche-toi, regarde le crucifix. Tu peux l’embrasser en pensant aux taureaux. Tu sais, j’ai bien connu tes parents. Des braves gens des pauvres gens qui travaillaient dur. Vous venez d’Andalousie les Lopez…

José voudrait qu’elle lui parle d’autre chose. Il n’a pas envie de l’entendre dire quoique ce soit au sujet de son père ni de sa mère.  Tout à coup la vieille l’accroche par le bras, le colle à elle et déclare sur un ton péremptoire :

  • Je savais que tu viendrais !
  • Je passe souvent par là…
  •  Je savais que tu viendrais… parce que j’ai connu ta mère et ton père. Petit, je sais qu’ils t’ont parlé de l’habit de lumière. Hein dis-moi ? tu sais ce que c’est, l’habit de lumière, tu t’en rappelles ?
  • Euh, je crois que ce sont des habits qu’on met et qu’on allume les lampes après…
  • Tu es un marrant, José, tu t’appelles José n’est-ce pas ? Je ne dirais rien à ton grand frère pour la sonnette, mais à une condition !
  • Oui ! jura l’enfant
  • Que tu reviennes me voir chaque samedi après la messe de 10 h.
  • Oui ! promet José en marchant à reculons, avant de déguerpir.

Nous voici quelques pages de calendrier plus tard. Cette vieille cousette fait maintenant partie de l’univers des deux fils Lopez. Pourtant, le petit n’est jamais venu après la messe. Alors, c’est elle qui est allée régulièrement frapper chez eux en pleurant la disparition si cruelle, à ses yeux, de leur mère et de leur père. Marco et José d’abord embarrassés, finissent par la consoler. Elle dépose en eux une image, exactement comme on fabrique un appât. C’est l’image d’une vieille qui a beaucoup souffert de la vie et qui a besoin qu’on la laisse faire le bien, même si c’est au-dessus de ses forces. Elle reste parfois longtemps sur le pas de leur porte et quand ils lui proposent d’entrer, elle psalmodie, en donnant des coups d’œil sur le côté pour vérifier à quel point cet auditoire est impressionné. C’est là le moteur de son cinéma ! Il faut bien qu’elle s’assure que les deux frères attendent la découverte d’un trésor enfoui dans ses murmures incessants.  Lorsqu’elle prononce mieux, c’est pour parler d’amour et là, elle leur fait vraiment peur. Elle fait bien aussi quelques reproches, comme celui de ne jamais prononcer son prénom.

  • Marie-Bandérilla ! vous n’en connaissez pas d’autres qui s’appelle comme ça…

Ils sourient poliment et grâce toutes à ces manœuvres, José et Marco se retrouvent ficelés. Car voilà qu’il lui est venue l’idée de coudre pour José. Marco, un peu lâchement, la remercie, quand José tente une feinte :

  • Il y a une amie de ma tante qui va déjà me faire des vêtements, alors ce n’est pas la peine, mais merci madame.
  • Et où habite cette amie ou cette tante ?
  • A Bayonne toutes les deux.
  • Belle ville ! mais c’est loin mon petit, c’est très loin d’ici…

Elle insiste avec son menton tremblant…

  • C’est trop loin… Je viendrai te chercher, mon petit, pour commencer l’essayage.

Marco croit qu’il ne lui aura pas permis de dire autre chose que oui, et il le dit.  Alors elle revient chercher son frère. Chaque fois tenant fort la main de José elle parle de la chance qu’il a d’aimer les taureaux. Arrivés chez elle, elle lui fait porter un masque et c’est ainsi que commencent les interminables séances. Une fois, José a l’audace de demander quel habit elle lui fabrique, c’est un gros rire et des prières qui lui répondent si bien qu’il n’ose plus rien savoir. Il craint qu’elle dénonce la bêtise de la sonnette, alors il se tient à carreau. Il a même acquis un sourire réflexe lorsqu’elle le brusque. Un jour ils ont de la visite. Il comprend que c’est son fils et un monsieur important. Les deux hommes rient et lui posent toutes sortes de questions sur l’amour des taureaux et sur son courage, en lui tordant le bras au moment de partir. Il a tellement mal que les larmes lui viennent et lorsqu’il demande s’il peut retirer son masque pour se moucher, Marie-Bandérilla fait de même avec l’autre bras et lui assure qu’en habit de lumière on ne pleure pas. En le raccompagnant chez lui, ce soir-là, elle lui dit que peut-être elle le dénoncera à Marco pour avoir tiré les sonnettes.

 Un autre jour vient où avant même de lui poser le masque pour l’habiller, elle lui coupe les cheveux et l’exalte à vivre intensément « l’amour des taureaux qui est un don de dieu. Il la questionne timidement et reçoit en réponse :

  • Tu vas me suivre d’abord en baissant la tête et ensuite faire ce que je te dis !

Le pantalon qu’elle lui a fait enfiler, le comprime très inconfortablement, mais il ne bronche pas. Ils marchent dans la ville. Elle l’a affublé d’une sorte de sombrero qui l’empêche de voir, de se diriger et donc de comprendre où ils se rendent. Lorsqu’elle lui ôte, elle accompagne son geste d’un coup dans le dos et crie :

  • Montre toi digne de tes parents, de Marco et de l’habit de lumières !

Il se voit dans une arène, au centre. Tout de suite il remarque un peu plus loin, un des veaux qu’il connait et qui a l’air inquiet. Il gratte sa patte droite sur le sol. C’est un animal café au lait avec des grands cils qu’il appelle Coco. L’animal hoche la tête comme il avait vu le faire tant de fois en agitant sa queue pour chasser les mouches. Mais là tout est différent. Sa queue reste plaquée. Coco a certainement peur. Ce sable fait le même effet au garçon. Ce qu’il pourrait absorber donne la chair de poule. Autour sur les gradins, c’est une foule éparse. Par réflexe, José pointe son index sur la bouche pour que tous se taisent afin de ne pas effrayer Coco. En retour, il entend une joie mauvaise qui pousse à rire certains puis le plus grand nombre. José sait qu’on torture dans les corridas. Ses parents l’ont mis en garde. Il lui faut faire un effort pour faire le lien entre l’habit que la vieille a cousu et ce qui lui est demandé. Cela a le goût de la trahison, il en est certain. Mais justement comment sortir de ce costume de meurtrier ? Comment rassurer Coco ? Avec des contorsions grotesques, il retire le collant piqué de sequins qui lui faisait mal. Finalement, en slip, il a moins honte. L’animal s’est approché et ensemble, ils regardent autour d’eux. Dans une tribune José discerne deux jambes raides en bas noirs. La vieille a dû se renverser et on essaye de la rasseoir. Lui, José, se fait maintenant siffler, huer, il entend même :

  • Tout est foutu !

Lorsque Marie-Bandérilla retrouve son séant, l’enfant à côté d’elle intrigue José. Ce garçon de son âge qui mange une glace en toute innocence… Peut-être, son petit-fils.

  • Qu’est-ce qu’il fout ? Il ne peut pas nous aider ? Se dit José.

 Une rage le prend, une rage politique, qui l’aide à supporter leur détresse. Il se met à piétiner avec conviction les lambeaux de l’habit, un peu comme s’il procédait au nettoyage de la situation ou qu’il se préparait pour vivre autre chose. Il y a aussi un remue-ménage dans les gradins et il revoit les deux jambes en bas noirs qui signalent une nouvelle renverse de Marie-Bandérilla. Mais, lui cherche des yeux Marco. Son frère voudra le sortir de là, il en est certain. Quand un homme qu’il n’a jamais vu arrive sur la piste et vient vers eux. Il porte un grand tissu jaune et rose, un seau décoré avec des grosses flèches dont le bout métallique est fait pour ouvrir une plaie et la soulever. Il les pose près de José et avec un grand sourire se penche vers lui pour lui glisser à l’oreille :

  • Bon dieu, petit con, remue-toi ! Travaille le veau et que ça dure, les autres numéros vont arriver. Prends- ta chance !

José se saisit du tissu dont il s’enveloppe avec Coco, face à la foule qui s’excite et gronde. Cet après-midi avait été organisé autour de la jeunesse et le combat qu’il devait mener contre le veau devait être sanglant, avec une mise à mort à l’écart. C’était un spectacle d’appel. On devait rire d’un veau se faisant torturer par un gosse, car des banderilles plantées maladroitement, ça peut être marrant. Mais ce duo-là caché sous la cape, complique l’ambiance…et le timing. D’autres numéros sont prévus et justement des danseurs acrobatiques s’impatientent… José qui prie le bon dieu de toutes ses forces pour qu’il les sorte de cette situation, est toujours sous la cape avec le petit veau, quand son frère, qu’un ami a enfin pu prévenir, arrive en courant sur le sable. Sous les sifflets, il soulève la cape, encorde Coco et prend son frère par la main. Ouf ! les voilà sortis de l’arène. D’instinct Marco se dirige exactement à l’inverse des indications que leur donne en hurlant M. Lunel et ainsi, ils ne rencontrent pas le boucher qui a prévu d’égorger l’animal. Dans les rues. José pleure et appelle sa mère. Marco enrage qu’on se soit moqué d’eux. Coco retrouve une assurance dans les pattes en entrant dans la campagne.

  • Où on va ? demande le petit.
  • Il doit avoir soif, on va descendre au ruisseau.
  • Tu crois ? On ne va pas se cacher ?
  • Oui, ça ne fait pas plusieurs jours que tu ne l’as pas vu dans le pré ?
  • Si
  • Ils ont sûrement isolé avec rien à boire et à manger pour pas salir leur putain d’arène !
  • Ah je ne savais pas, allons vite au ruisseau, à côté il pourra manger aussi. Ils vont peut-être nous suivre ?
  • Mais non, ils sont occupés entre eux, on va pouvoir aller le cacher après…
  • Ils diront qu’on l’a volé ?
  • Je voudrais bien voir ça ! dit en riant Marco en embrassant son frère et Coco…

Quelques pages de calendrier plus tard, le veau mis en sécurité, Marco reçoit une lettre du comité des fêtes l’enjoignant à s’expliquer…

  • Qu’est ce qui est écrit ? demande José.
  • Il me demande de rendre le veau.
  • Qu’est- ce qu’on va faire ?
  • Rien

Les jours suivants, Marie-Bandérilla vient frapper en personne à la porte des garçons. Ses yeux lancent des flammes et d’une voix courroucée, elle répète :

  • Voleurs ! rendez le veau ! Vous ne méritez pas l’habit de lumière !

Le gendarme qui est avec elle, est énervé aussi. Lui dit :

  • On le sait que c’est vous, tout le monde vous a vu.

Ce à quoi Marco répond calmement, par la fenêtre ouverte :

  • Nous a vu faire quoi ?
  • ça !
  • ça quoi, sur le programme du comité des fêtes, à cette date- là , il n’y a rien de marqué ? José que je sache n’est pas intéressé par la corrida !
  • Ce n’était pas une corrida Monsieur ! crie La vieille
  • C’était quoi ? Un enfant de dix ans avec un tout petit toro, dans une arène, on lui demande quoi ?
  • On ne lui demande rien à ce vaurien qui tire les sonnettes !
  • Monsieur l’agent, pour nous reprocher quelque chose il faut savoir quoi. Vous êtes d’accord ?

L’entrevue se conclut sur cette perplexité, mais la semaine suivante, c’est le maire d’à côté qui vient. En éleveur, il commence par donner le prix :

  • Vous devez deux mille.
  • De quoi vous parlez ?
  • Le veau ! Le boucher devait le préparer …
  • Où est-il marqué dans votre programme que mon frère est avec un veau qu’il doit lui piquer des banderilles sur le dos et ensuite le donner au boucher pour qu’il l’égorge derrière l’arène ? Où c’est marqué ?
  • C’est marqué, mais pas comme ça, ça s’appelle intermède traditionnel
  • Rien ne précise en quoi ça consiste…
  • C’est une chance extraordinaire offerte à un jeune… dans le pays on vous aime bien …
  • Pourquoi mon frère ?
  • Je ne comprends pas…Nous on aime bien les petits gars comme vous et on veut leur donner leur chance. Tenez voici la facture du veau que vous devez.

Marco prend le papier et poursuit :

  • Oui, je vous demande pourquoi mon frère et pas le vôtre ou le fils d’une famille encore plus riche ? José ne vous a rien demandé, pourquoi lui infliger ça, c’est parce qu’il est orphelin peut -être ?
  • C’était sa chance ! Vous les pauvres vous ne comprenez rien ! La corrida en crèvera de ça !
  • Ah ça c’est sûr ! Monsieur Lunel. Tenez, entrez si vous voulez…
  • Mais non, et mais qu’est-ce que vous faîtes de la facture, vous la chiffonnée ?
  • Oui, monsieur Lunel, je vais allumer une bonne flambée avec, regardez, entrez ! mes amis sont là, que des pauvres que vous aimez tant et on va faire une bonne fiesta parce que vous n’aurez jamais Coco ! Vous le dîtes vous-même c’est fini la Corrida !

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