Quitter ses parents, Yvette ne peut pas savoir ce que ça va lui faire puisque ce n’est jamais arrivé. Depuis plusieurs semaines, elle voit bien que la mère et le père s’essuient les yeux. C’est comme ça. La nuit dans sa petite chambre, elle aussi est triste et puis par moment elle sent que ce qui lui arrive est important. C’est plaisant de prendre son envol de devenir une vraie personne et d’avoir un travail. Le départ est fixé après les feux de la Saint-Jean.
Avoir quatorze ans, juste après le certificat d’études, c’est une sacrée veine. C’est ce que répète marraine qui connaît bien la famille où la petite va aller travailler. Les Mercier sont installés au Mans comme grossiste en grains depuis plusieurs générations. Yvette prendra le train avec Solange, sa grande sœur, qui, elle, repartira chez ses patrons, à Paris. Au fond, tout va se dérouler comme l’évidence s’inscrit en 1950. Les garçons restent à la ferme et les filles trouvent à se placer en ville. C’est bien. En élève appliquée, Yvette a appris beaucoup de choses pour obtenir son certificat d’études. Elle sait emmailloter un bébé, composer des repas, chanter pour les jeunes enfants, repasser, coudre, repriser, prendre soin d’une basse-cour. Mais en ville, ce sera différent. Il faudra qu’elle fasse la vendeuse. C’est très bien, ce qu’elle ne veut pas, c’est plumer les poules et encore moins les tuer. Sa sœur lui dit que ses patrons lui demandent parfois de le faire dans l’arrière-cuisine, même à Paris, et qu’à chaque fois c’est un vrai casse-tête pour se défiler.
Un rêve vient visiter Yvette. Elle tient à deux mains un plateau qu’elle ne sait pas où poser. Il ressemble au service des grands jours dans lequel on sert le vermouth, mais tout est emmêlé, il fume à grosses volutes comme s’il était brûlant et puis des chaises et des roues sont renversées. Il y a des animaux qui hurlent comme des sirènes. Yvette se réveille incapable de bouger. Après quelques minutes elle est encore hébétée, mais parvient à ramper et à s’asseoir sur ses gros oreillers. Devant la toute petite fenêtre de sa chambre, éclairée par le début du jour, elle réalise qu’elle aime beaucoup sa famille et que c’est difficile de partir. Tout lui paraît vide, de cette lucarne trop blanche au silence qui l’inquiète. Ce qui complique aussi ce départ, elle le sait : c’est l’absence de Mimi. Attendre… À huit ans, c’est la première fois qu’elle va avoir des petits, elle est partie pour les mettre au monde, mais elle n’est toujours pas revenue. Cela fera trois mois ! Souvent Yvette a cru apercevoir son pelage tigré parmi les champs et les fossés. Prendre le train sans la revoir ouvrirait un temps, non pas impossible, disons tout de même un nouvel épisode de sa vie bien étrange. Yvette aurait bien besoin du contact avec cette grosse mémère avant d’affronter la ville. Comment va se comporter cette chatte tendre, indolente, paresseuse même, maintenant quand elle devra être généreuse comme une maman ? Mais Yvette a beau se tordre les mains, c’est Mimi qui décide. Les derniers jours sont longs. Elle appelle, elle cherche, pas de grosse Mémère. Pourtant l’écuelle de lait qui lui est réservée à l’étable se vide, donc… Il doit même y avoir du nouveau, car elle boit beaucoup plus que d’habitude. Les bagages se préparent : deux valises et deux paniers d’osier dans lesquels il y aura la nourriture du voyage, les serviettes pour se rafraîchir et les torchons parce qu’on ne sait jamais. Le matin du départ, toujours aucune présence de la famille chat. La gamelle est vide comme tout est vide de tout ronronnement de tout froufrou. Et puis à six heures, on entend distinctement le taxi se garer dans la cour…
Solange est une grande sœur parfaite, elle s’occupe de rassurer les frères et les parents, d’installer sa petite sœur et elle a exactement la tête de quelqu’un qui peut garder au fond de son cœur toutes les peines cachées. Il fait beau, on peut se consoler avec cette douceur. Une fois la voiture démarrée, au moment des derniers baisers par la portière, elle interpelle Yvette :
- Regarde, là-bas, oh regarde Mimi ! Elle a dû sauter de la voiture quand j’ai mis les paniers…
- Oh !
Quel plaisir de la revoir, mais tout de même le chauffeur aurait pu se douter qu’il fallait s’arrêter. Il l’a bien proposé, mais trop tard. On ne voyait déjà plus la ferme et surtout Solange avait déjà répondu poliment :
- Non merci, monsieur.
Car en fille raisonnable et éduquée, elle sait qu’elle doit décliner toute proposition. Ainsi donc l’amour de chat n’est pas resté invisible. Il a été entr’aperçu. Ce n’est pas une demi-joie !
À présent voilà les deux jeunes filles seules sur le quai de la gare. Cela aurait été bien doux de rester à la ferme avec toute la famille. Cela aurait été bien doux de suivre Mimi, d’attendre le droit de s’approcher de ses petits et de profiter de toute cette douceur. Le bonheur d’en rire avec les parents et les frères. Ce voyage c’est une vraie rupture à laquelle il faut se plier sans se révolter. Sinon, on ne grandira jamais ! Mais Mimi va manquer. Car quand on aime un chat, on a besoin de le regarder, de le toucher même du regard et de soupeser sa chaleur et sa tendresse. Les pincements du côté du cœur Solange connaît, elle va aider sa petite Yvette à les surmonter. Le train est déjà là, elles prennent possession de leurs places dans un compartiment l’une en face de l’autre, de chaque côté de la fenêtre, elles seront installées comme de vraies dames. Elles s’en amusent déjà ! Mais avant, il faut mettre les deux valises dans le filet. C’est en heurtant un des paniers qu’un cri ou plutôt un vagissement les fait sursauter… Elles se regardent… c’est la petite qui a le courage de fouiller, et c’est bien embarrassant ce remue-ménage… Il y a maintenant d’autres voyageurs, des gens de la ville, qui soupirent et regardent leurs bagages encombrants. Yvette garde une main sur le panier et glisse à l’oreille de sa sœur une phrase qui pourrait faire rire et pleurer :
- Mimi a mis un chaton dans le panier…
- Fais voir…
Les deux filles sourient, et s’inquiètent. Yvette a pris le berceau sur ses genoux et effleure de sa main légère le tout petit corps caché. En se penchant, elle examine ce tout minuscule clown au poil tigré et blanc aux yeux troublés par le sommeil. Ses oreilles sont deux triangles posés en chapeau sur sa tête. Son adorable nez est rose comme une fleur, comme une églantine peut-être…
– Qu’est-ce qu’on va lui donner ? demande Solange
– Je ne sais pas, il va peut-être se rendormir…
– Qui va le garder ?
– Moi !
– Et si les patrons n’en veulent pas ?
– Je reviendrai avec lui à la maison… de toute façon ? il faudra le rendre à Mimi…
Pendant le voyage, les filles se livrent discrètement à un exercice périlleux, prendre du beurre sur les tartines du pique-nique afin d’alimenter ce chou qui lèche leurs doigts.
- Qu’est-ce que tu dis ?
- On va l’appeler Chou.
- Oui !
Leur gymnastique n’est pas du goût d’une des voisines qui suit des yeux le coupable manège… Les jeunes filles chuchotent et sont tout à leurs nourrissages et à leurs questions. C’est étrange que sa mère ne l’ait pas apporté plus tôt. Enfin, surtout dommage, car à l’heure qu’il est, elle s’occuperait encore de lui. L’innocent dort entre deux becquées de beurre arrosées d’un peu d’eau qu’il lèche aussi. Le paysage est un long ruban qui défile. Quelle distance il y aura entre Mimi qui vit à la ferme et son petit. Le paysage file aussi vite que le déroulé des questions. L’anxiété s’échange entre leurs quatre yeux ronds. Deux heures avant la gare du Mans, arrive ce qui devait arriver : le contrôleur ouvre la porte du compartiment. Tous les autres voyageurs sont en règle. Au moment où à leur tour elles tendent leurs billets, la voisine dénonce avec une assurance qu’on pressent tenace :
- Est-ce que les animaux sont admis dans les trains ?
Yvette tient le panier d’une main crispée, soumise, mais rageusement prête à défendre le secret qu’il détient. Sa grande sœur blêmit.
- Quel animal mesdemoiselles ? Interroge l’employé des chemins de fer…
Cette parole officielle fait l’effet d’une gifle. Yvette fond en larmes, elle voit déjà la police. On les chasse du train avec le petit de Mimi, les patrons sont furieux, les parents aussi et il faut décider d’un tas de choses sans autorisations, sans avoir les moyens de se payer un autre billet… ou pire encore : on leur arrache Chou. L’agent réfléchit et d’un ton péremptoire demande quel est le poids de l’animal.
Yvette entre deux sanglots essaie de répondre. Sa sœur ne parvient pas à avouer. L’agent fronce les sourcils :
- Écoutez-moi bien mesdemoiselles : est-ce que cet animal qui voyage sans billet pèse moins de deux cents grammes ?
- Oui monsieur l’agent ! réussit à préciser Solange.
- Je n’ai pas le tarif pour moins de deux cents grammes, ça ira pour cette fois…
- Mais ce n’est pas hygiénique ! lance la dame revêche qui renchérit :
- Il n’ y a qu’à regarder leurs mains…
Les deux souillons ont les poings serrés de gêne et de honte. Elles n’osent plus bouger. Le fonctionnaire enlève plusieurs fois sa casquette et la replace exactement au même endroit, sans jamais paraître tout à fait satisfait… puis doctement déclare :
- Vous descendez au Mans ? Bien, allez attendre dans le couloir ! C’est un ordre.
Solange donne à la petite le signal de déguerpir. Ouf ! Même si ce n’est pas commode cette nouvelle installation dans le couloir. La tête du chaton se dresse maintenant en dehors du panier. Son petit museau est si beau et Il y a de la ruse dans ses yeux maintenant grands ouverts et indignés. Regroupé sur ses pattes, sa petite personne semble même décidée à sauter et en plus il crie. Elles bricolent avec torchons et foulards, une poche de toile qu’elles tiennent serrée contre elles à tour de rôle. Il miaule toujours son épouvante. Il cherche longtemps son évasion, avant de relâcher ses tensions. Enfin, il s’apaise, saisi par la confiance qu’il trouve sur Yvette.
Au moment de l’arrêt au Mans, dans la bousculade, Solange se débrouille des bagages. Avant d’arriver au point de rendez-vous, pour retrouver les Mercier, elle demande à sa sœur :
- C’est toi qui le gardes ?
- Oui, aide-moi, on va le remettre dans le panier et refermer avec une autre serviette, je m’expliquerai une fois chez eux… mais là, ce n’est pas le moment, on ne dit rien !
- Tu crois ?
- Oui !
- Tu ne veux pas que je leur explique ?
- Non parce que s’ils disent non, non !
Voilà qu’elles confectionnent un couvercle en tissus sur le panier et avec cette détermination que donne le sauvetage, les voilà, le menton levé à la recherche de la famille. C’est monsieur qui est venu. Un grand sec, avec de très grandes oreilles rouges et une moustache grise par-dessus sa bouche. Il rit de les voir. On voit ses dents à travers les poils gris et blancs. Ses yeux se plissent et il propose à l’aînée des filles de manger un morceau à la maison et de la ramener à la gare. Le train ne repart pas tout de suite. Il y a le temps. Les deux filles hésitent : oui ou non ? Normalement c’est non, mais dans le nouveau contexte ? Elles se regardent encore, mais chacune ne lit que l’hésitation de l’autre. Si elles pouvaient s’exprimer de vive voix, elles se diraient : pour chou : Qu’est-ce qu’on dit ? On se tait ? Ou bien c’est toi ou c’est moi qui explique ? Si on nous dit non ?
Solange brise le doute et déclare que cela est vraiment très aimable, mais qu’elle ne souhaite pas les déranger et qu’ayant déjà déjeuné dans le train, elle peut rester dans le hall d’attente. Les deux courageuses s’embrassent et promettent de s’écrire.
Voilà, Yvette à l’arrière de la traction noire à côté de sa valise et de son panier. Le bruit du moteur couvre les miaulements, mais elle parle en même temps afin d’être certaine de couvrir le scandale. Elle babille sur tout ce qu’elle voit si bien que le grand monsieur lui dit :
- Vous êtes bien bavarde !
Elle se tait, mortifiée d’avoir été incorrecte, mais comme il faut bien faire du bruit, alors elle chantonne la première chose qui lui vient en tête. Ce sera donc mon petit lapin a bien du chagrin. Les oreilles de Monsieur Mercier sont encore plus rouges dans la voiture. Quand et comment faudra-t — il lui dire ? Et s’ils la mettaient à la porte ? Est-ce que les parents lui pardonneraient ? La minuscule langue râpeuse est sur son index. Il y a de l’humide sur son ventre. Il a dû faire pipi, ça ne sent pas encore mauvais… Alors l’effrontée ouvre la vitre de sa portière sans demander l’autorisation et espère que cette audace passera inaperçue.
La maison des Mercier occupe plusieurs numéros dans la rue. Au rez-de-chaussée il y a le magasin avec son étal dehors et à l’étage le logis qui comporte deux entrées.
- Pour vous repérer chez nous, il faut penser à la forme de la lettre C ! Notre appartement, vous allez voir, allez entrez, il est comme ça ! clame avec bonne humeur le patron qui confie la jeune fille à Nicole, une vieille femme toute petite, aux grandes mains carrées, au visage fané et énergique.
C’est vrai que c’est un C avec deux entrées sur le palier. À chaque porte, plusieurs pièces et un point d’eau. La salle de bains d’un côté, la cuisine de l’autre, des chambres un peu partout et au milieu une grande salle à manger et un salon avec des fauteuils bleus. Nicole fait la visite et à la fin conduit Yvette qui tient précautionneusement sa valise et contre elle son panier, dans la cuisine. Là, elle lui recommande de s’installer. La jeune fille regarde partout. Nicole répète sa proposition en montrant à côté d’un placard une échelle qui mène à une couchette qui sera son domaine… Yvette apprend donc que son territoire est à comprendre de haut en bas. En haut c’est chez elle, en bas c’est chez les Mercier.
Elle est surprise d’y monter aisément. Ce lieu nouveau, sans porte et au-dessus d’un placard, c’est le même principe qu’un lit clos. Ce sera discret pour dissimuler Chou mais aussi risqué, s’il venait à tomber… L’endroit n’est pas très profond. Elle y cale ses affaires contre le mur et refuse très aimablement de redescendre, malgré les encouragements de la famille, venue la saluer gentiment. Elle prétexte une migraine et comme chou miaule, elle se met à chantonner. Mme Mercier qui est venue rejoindre Nicole la regarde avec surprise, puis file à ses occupations. Nicole fait de même après lui avoir dit :
– Quand ça ira mieux Yvette, vous irez voir Léonie, elle vous montrera le travail.
– Oui madame
— Appelle-moi Nicole, Madame c’est pour la patronne.
– Excusez-moi Nicole
La nuit, Yvette se comporte comme une mère qui se défend des prédateurs. La première chose, c’est évidemment de ne pas éveiller les soupçons avec une odeur de pipi. Elle a exploré tous les recoins de l’immense cuisine et a découvert qu’il y a deux arrière-cuisines. Elle a accaparé une boîte en carton dans laquelle elle a déplié les papiers qui entouraient les fruits afin d’en faire un réceptacle absorbant. Ne trouvant pas le moyen de sortir discrètement de l’appartement pour jeter les déjections du voyage et de la soirée dehors, elle les mélange dans la poubelle qui contient des restes malodorants et parie sur la concurrence des odeurs. Elle a également lavé ses draps qui étaient souillés à certains endroits et puis elle a ventilé la pièce. Elle a prélevé de l’assiette qu’on lui a mise sur la table, pour son souper, le nécessaire pour satisfaire les petites dents pointues de Chou. Après quoi, tous les deux sont remontés se coucher. Cette vie clandestine ne pourra pas durer. Dans l’attente d’une solution, elle s’endort en le tenant par la main, car Chou a des pattes humaines. Elle pense à Mimi qui doit chercher son petit, mais qui peut compter sur elle. Son amour est réfugié en haut de ce placard. De là, il faudra bien composer avec le mode d’en bas.
Le lendemain, toujours dévouée à sa mission, elle reste perchée et compte tenu des miaulements, ses chantonnements reprennent. C’est un jour de marché, il y a beaucoup de travail et d’allées et venues. Les portes claquent. Léonie se présente. Elle est la plus vieille dans la place, elle était là avant Nicole, c’est ce qu’elle explique. Elle lui demande comment elle s’appelle et lui commande de descendre afin de l’aider pour les poubelles, pour mettre en route le café et griller des tartines sur le fourneau. C’est une femme énergique, encore jolie avec ses cheveux blancs maintenus dans un tout petit chignon.
– Je ne me sens pas bien dit la petite jeune fille qui a construit une sorte de tente avec ses draps, protégeant ainsi la progéniture de Mimi du précipice que représente le dénivelé entre le lit et le sol.
– Pourquoi tu chantes si tu as mal de tête ?
– Pour rien, pour ne pas oublier ce que j’ai appris à l’école…
Léonie, marmonne quelque chose d’inaudible et hausse les épaules. Elle repart rapidement et plus personne ne revient dans l’office. Le travail doit se faire en dehors de la cuisine. Il y a des camions qui stationnent devant la boutique probablement pour des déchargements. On entend la voix des patrons et de l’autre servante dehors. Une angoisse : on l’a laissée tranquille depuis la veille au soir, mais quelque chose lui dit qu’il va forcément y avoir un problème. Si on lui demande de travailler, qui surveillera le petit chat ? Qui l’empêchera de tomber ? Qui le nourrira ? Qui le cajolera ? Et s’ils veulent le mettre dehors ?
C’est seulement presque à trois heures de l’après- midi qu’il y a du monde à nouveau qui passe dans l’office. Prête à feindre cette maladie étrange qui l’empêche de se lever et l’oblige à chantonner, Yvette regarde les Mercier s’agiter… On dirait qu’ils l’ont oubliée. Aucune allusion à son manque de service. Ils stockent des denrées dans l’arrière-cuisine de droite, celle où de grands couteaux sont accrochés. Personne ne lève la tête vers elle. Chou dort en silence, immobile collé de tout son long contre elle jusqu’au soir. Il ronfle, mais il n’y a qu’elle qui l’entend. Ce n’est donc pas la peine de chantonner. Ce souffle léger la tranquillise. Il est comme un petit miracle.
Et arrive la seconde nuit pendant laquelle Yvette se livre à toutes les tâches indispensables pour les très impérieux besoins de son Chouchou. Elle s’active. Mais ce qu’elle ne sait pas c’est que Monsieur va bientôt débouler. Il a fait un rêve effrayant. Ce cauchemar s’est transformé en soif et en faim. Le voilà tout ahuri qui pousse fébrilement toutes les portes qui vont de sa chambre à l’office. Au moment de la rencontre, voilà dans quel état il trouve la cuisine : Yvette est sous la table, le petit sur ses genoux en train de flairer toutes les bonnes choses qu’elle lui tend.
- D’où ça vient ? crie stupéfait monsieur Mercier en pointant le chaton.
- Ne lui faites pas de mal ! Monsieur, je vous en supplie, implore Yvette
- Pourquoi je ferais ça ?
- Ça n’arrivera plus je vous le promets, pitié et elle éclate en sanglots
- Qu’est-ce qui n’arrivera plus ?
- Je ne sais pas ! tout !
- Léonie est au courant ?
- Non personne, je vais le ramener à la ferme chez nous quand je pourrais ! Pitié monsieur ne dîtes rien !
- Bon, de toute façon, c’est moi le patron ! il a bon appétit le moineau, qu’est-ce que tu lui donnes…
- Je prends sur la part que votre femme m’a mise de côté…
- Tiens essaie de lui donner ça dit-il en découpant un carré de fromage, ce n’est pas salé. Bon, moi je prends un morceau de brioche et je vais me recoucher. Tu verras ça avec la patronne, mais moi je n’ai rien vu ! Bonne nuit.
Le lendemain matin, Léonie débarque bruyante et d’emblée demande à Yvette de bien vouloir l’aider à pour mettre en route le café et griller des tartines sur le fourneau.
- Je voudrais bien, mais j’ai très mal à la tête, je vais rester encore un peu me reposer.
Et pour couvrir une fois de plus la voix de son petit protégé, elle se met une nouvelle fois à chantonner. Les poings sur les hanches Léonie réclame des explications et la voilà même qui commence à monter à l’échelle.
- M’enfin ! Qu’est-ce que tu as ?
- Juste mal à la tête
- Descends ! debout ma fille ! Lui ordonne l’énergique servante qui veut faire vite pour mettre en route le café et griller des tartines sur le fourneau.
- Laissez Léonie ! Crie alors le patron, sans entrer dans la cuisine.
Dans le regret d’obéir la servante s’active sans quitter Yvette des yeux et sans oublier de soupirer. Dans l’inconfort du boucan de la cuisinière, toute la journée la jeune fille fait semblant de dormir là-haut. Elle réussit sa feinte quand le petit animal dort. Alors, ils ne font plus qu’un, le temps s’arrête. Mais dès qu’il s’agite ou dès qu’il miaule, la peur de sa découverte oblige la pauvre enfant à chantonner, à s’agiter et se donner en spectacle. Il n’y a pas de porte à son lit clos ! Elle craint le moment où on l’obligera à avouer, où son rêve de protection dégringolera de l’échelle et devra toucher terre. Cela s’inscrit comme une déchéance à venir. On pourra lui reprocher mensonge, paresse, dissimulation, et jeter le petit chat dehors. Après la chute, la perte ? Mais le patron a dit quelque chose pourquoi ne vient-il pas légitimer la situation et freiner Nicole et tout expliquer et permettre à Chou de se promener partout, en attendant de retourner à la ferme. C’est cela qui serait juste ! C’est ce qu’elle veut !
La nuit suivante, c’est Madame qui entre dans l’office au moment où la jeune fille est en train de laver un coin de ses draps. Chou assis sur le sol, s’enfuit et se cache à son arrivée, mais elle l’a vu.
- Yvette, c’est quoi ?
- Pardon !
- Explique-toi
- Pardon, pardon, il était dans le panier et je ne savais pas comment vous demander la permission…
- Monsieur m’a raconté. Il ne faut pas t’inquiéter ! Je suis venu de dire de ne pas t’inquiéter, mais il va falloir cesser cette comédie, on en reparlera dit-elle avant de retourner se coucher.
Est-ce un reproche ? Yvette grimpe en tenant Chou sur son cœur, mais s’endort apaisée…
Le lendemain, Nicole grimpe à l’échelle sans rien dire et d’autorité prend le petit chat dans ses grandes mains. Elle le caresse et le met gentiment par terre et s’adressant ensuite à Yvette, elle claironne :
- Allez descend ! j’ai besoin de toi !
La jeune fille s’exécute et s’accroupit aussitôt pour constater que Chou est bien sûr à son aise par terre. Ouf ! On lui pose toutes sortes de questions, mais c’est tout simple ! On est heureux de l’entendre parler de son petit pensionnaire et on sourit quand elle exige certaines précautions. Après quoi, elle prend son service tout simplement. Elle travaille de bon gré et lorsqu’elle laisse tomber sa tâche pour aller embrasser son petit Chou, toute la maisonnée continue à butiner. Tous rient d’elle et elle rit aussi.
Les jours passent. Des lettres ont été échangées avec Solange. Fallait-il ramener, pour le jour de l’an, le petit à Mimi ? C’est une question difficile qui évolue différemment chaque semaine. Maintenant, on sait que c’est le seul chaton de la portée. Pas étonnant qu’il ait été si dodu ! Chou est si bien ici. Il marche dans les pattes de tout le monde, mais chacun fait bien attention à lui. Il prend tant de place et de façon si charmante ! On s’inquiète de savoir s’il n’est pas allé dehors quand il pleut, si sa gamelle est vidée trop vite… on se demande s’il a suffisamment mangé. On le laisse dormir avec elle. Yvette se sent bien chez les Mercier, sa marraine avait raison. Mais tout de même quand elle fera une visite à ses parents, elle emmènera Chou.
La vie suit son cours. À quelque temps de là, un matin, sur la table de la cuisine se trouve un cageot fermé qui bouge. En glissant son œil, notre jeune fille perçoit un gros lapin blanc, tapi dans un coin. Elle lui parle, il se met à frapper sa prison de ses pattes affolées. Cette bête-là est malheureuse et pour le soustraire à l’effroi, la sauveteuse essaie d’entrouvrir cette cage en petit bois blanc. Pour commencer, il faut détordre des fils de fer.
- Tu vas t’appeler Neige ! lui chuchote-t-elle avec assurance, comme pour le faire patienter.
- Yvette ! crie Monsieur Mercier
- Oui monsieur ! on va l’appeler Neige, il est tout blanc ! dit la petite jeune fille à son patron qui est maintenant devant elle et lui coupe son élan d’un ton agacé :
- Non arrête, cesse tes enfantillages, tu as quatorze ans tout de même…
- Mais, je crois qu’il a peur… il a les yeux tout.
- Pose-le dans l’arrière-cuisine de droite. C’est là qu’il faut mettre les lapins. Tu le sauras maintenant.
Yvette reconnaît dans ce ton la possibilité de commettre certains actes ayant terrorisé son enfance. La colère et l’espoir se disputent dans ses veines. Pourvu qu’il arrive un miracle et qu’on soit aussi gentil avec lui qu’avec Chou. Pourvu que leur histoire soit parallèle ! Deux larmes coulent déjà et d’autres viendront. Pour elle, le besoin de crier la vie, le besoin de dire mes quatorze ans n’ont rien à voir… Je ne fais pas un caprice, Neige a tout simplement droit à sa vie, comme Chou et comme nous ! Ils sont pourtant gentils les Mercier… La voilà qui murmure en peu de mots l’essentiel :
« Si Neige était traité comme Chou, quelle promesse, quel changement ce serait ! » Et elle pleure tant le monde véritable lui semble loin…
- Yvette ! tu obéis ? demande monsieur Mercier.
- NON ! répond l’indignée !
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