Il était une fois un brave homme qui, se faisant un peu vieux, c’était dit, écoutant son cœur, qu’il était temps de penser à lui et que la compagnie d’une basse-cour lui ferait le plus grand bien. Depuis longtemps, ils étaient attirés par les gros oiseaux avec leurs démarches chaloupées et leurs bavardages excessifs. Alors pour eux et aussi pour lui… Il se mit à délimiter un vaste enclos dans son jardin. Quand il fut d’avis que ce territoire était suffisamment grand, il s’en alla chercher coq et poules au marché et les libéra fièrement. Lorsqu’il avait été vraiment certain que les animaux se plaisaient sur ce beau terrain ombragé, à flanc de colline, Il avait agacé sa femme en lui répétant :
- Regarde les courir, vivre et picorer ! ça fait plaisir non !
- Plaisir de quoi ! répétait-elle en haussant les épaules.
Puis, il était allé encore chercher une canne et sa couvée de canetons, une oie avec ses petits oisons et une troupe de jeunes pintades aux regards affolés. Cette cohorte de petits êtres absorba toute son attention. Il fallait de la paille, de la chaleur, de la fraîcheur, de l’eau claire, les meilleurs grains…des feuilles de salade… Marius agaçait toujours sa femme en lui répétant :
– Regarde les courir, vivre et picorer ça fait plaisir non !
– Plaisir de quoi ! Répétait-elle en haussant les épaules.
– Les approcher m’aide à faire silence en moi et à me faire confiance…C’est surprenant !
– Pfft ! Tu te distingues de tes poulets quand même ?
– Dans une lecture de moi dans le monde ?
– Arrête toi je t’en prie !
Lui s’émerveille des dandinements, des courses. Il aime l’indiscipline de ses oiseaux. Mais il admire aussi la manière dont ils rangent si délicatement et si promptement, leurs ailes. Ainsi se trouve démultiplié le plaisir de sa propre vie. Il sent la force d’une coïncidence heureuse entre son état de vieil humain et son pouvoir de donner de la joie aux animaux, et cela d’une façon si ordinaire ! Ensemble, comme lui, ces créatures existent, s’occupent, profitent du soleil, du vent…
Le temps passe. Le ciel apporte de nouvelles lumières et chaque jour, dans son jardin, Marius lance un regard sur le monde qui lui revient avec délice. Mais Simone, sa femme, qu’il aime tendrement depuis longtemps, commence à lui parler de rentabilité.
– Renta quoi ?
– Rentabilité ! Les grains ça coûte, ton grillage aussi il a coûté … Pourquoi tu ne me réponds pas ? Sais-tu seulement que certaines de tes poules sont déjà bonne à manger ! Alors la casserole, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Et l’engraissement forcé des oies et des canards ? Je voudrais bien le commencer ! Sans foie gras pour le réveillon, de quoi j’aurais l’air ?
- Encore ton besoin de foie gras ! C‘est terminé ça ! Tu ne vas pas recommencer ! Tu n’y penses pas ! Jamais ! ma chérie plus jamais ça … Lui disait-il chaque jour comme pour s’excuser au moment de quitter la maison pour aller rejoindre ses amis.
A quelques temps de là, vers la fin d’une matinée, en se rendant dans sa basse-cour, notre vieil homme ne vit pas Clarisse, une bonne petite oie. Une douce qui s’accroupissait dès qu’une ombre s’approchait d’elle. Il se mit à sa recherche. Inquiet, il se dit que sa femme était bien capable de venir discrètement attraper la belle et peut-être même de lui enfourner son entonnoir dans le gosier pour l’obliger à manger jusqu’à tomber malade. Il connaissait hélas le foie gras qui représente tant de peurs et de douleurs. En cherchant partout, il s’aperçut bientôt qu’il était suivi par une ombre, en se retournant il vit une grande bête blanche. C’était la mère-oie qui s’approchait ouvrant les ailes, le cou exagérément tendu vers lui. Elle siffla :
- Marius : Va chercher la clef de la cave.
- Mais vrai l’oie ? voilà que tu parles ?
- Oui ! Rien de sensationnel à ça … Tu me comprends, rien de plus. Va donc chercher la clef et reviens !
Marius s’exécuta et revint bien vite. Il était heureux de cette parole ! Il se dit : Quel accord ça va nous donner ! Elle me dira ce qui lui est nécessaire à elle, et aux autres et j’apprendrais d’eux, j’apprendrais !
Tous les deux s’accordèrent déjà dans la recherche de Clarisse. Rapidement, ils la retrouvèrent terrifiée et sans force, retenue dans une cage derrière un tonneau de la remise. L’oie siffla doucement pendant que Marius portait la petite très délicatement. Dès qu’il put la poser sur l’herbe de l’enclos, elle retrouva sa liberté mais sans pouvoir tout à fait marcher. Elle avait l’air de souffrir. Avait-elle eu seulement peur ?
- L’oie …Qu’est-ce que je vais dire à ma femme ? dit Marius.
- Tu lui diras ……Tu lui diras…
- Je lui dirai, je lui dirai … ?
- Oh tu ne lui diras rien du tout ! Parfois à quoi bon parler …La solution il faut la trouver en soi ! Vous les humains vous compter toujours sur les autres ! Moi ce qui m’inquiète c’est de savoir si ma Clarisse n’a pas l’œsophage fissuré.
- Oh !
- Faut ouvrir les yeux Marius ! Un entonnoir à ton avis, ça fait quoi dans une gorge ?
- Tais-toi c’est horrible, je vais empêcher ça, mais c’est bien embarrassant ! Qu’est-ce que je vais dire pour ne pas fâcher ma Simone ?
- Embarrassant d’empêcher ça ?
- J’aime ma femme, j’aime ma basse-cour et ma femme veut maltraiter et tuer ma basse-cour, qu’est-ce que je peux faire ?
- Ah oui les humains vous voulez toujours que les contradictions s’aplatissent, disparaissent ! C’est d’ailleurs ça qui vous pousse à mentir ! Et vos solutions on les connaît c’est toujours d’exploiter les autres ! Les animaux en premiers.
Marius ne sut que répondre.
Ce soir-là, la lune était superbe mais au lieu de tranquillement la contempler, l’oie et Marius devaient réfléchir. C’est l’oie blanche qui les sortit tous deux du silence en déclarant doctement :
- « Dans la vie, c’est toujours la même chose. »
- Ah bon … c’est toujours la même chose, qu’est-ce que tu veux dire ?
- Il faut gagner du temps sur la mort !
- Comment on gagne du temps ? répétait anxieux Marius.
- Gagner du temps… dit l’animal en allongeant son joli cou. Pour ne pas passer à la casserole ? Il faut se rendre indispensable, indispensable ! Si tu vois ce que je veux dire ! Au moins jusqu’au lendemain !
- AH bon !
- Shéhérazade, les mille et une nuit, Tu connais ?
- Non
- Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre Marius ! Shéhérazade ça veut dire quoi, ça veut dire que chaque soir, il faudra que tout le monde fasse l’intéressant ou l’intéressante pour survivre …Survivre !
- Ça veut dire quoi ? en somme ?
- Intéressant, faire l’intéressant, ça veut dire faire son cinéma, faire du spectaculaire, un spectacle, tiens oui un spectacle !
- Si c’est ça …l’oie bonne idée…Demain des clous, des planches, je construis une estrade !
Le lendemain, dès l’aube, Marius commença les travaux de ce qui devint un théâtre champêtre. Et puis, il y eut au sein de la basse-cour toutes sortes de discussion pour se mettre d’accord, et toutes sortes de tractations pour mettre au point, des numéros de spectacle auquel serait conviés tous les voisins herbivores ou pas. En quelques jours, on se mit d’accord pour quatre temps forts très courageux :
En préambule
La petite danse timide des pintades : Marius disposait sur scène un premier carton duquel elles sortaient courageusement pour se rendre dans un second où elles se cachaient. Un coquelet qui avait réglé ce jeu minutieux avait demandé qu’une pancarte apparaisse en même temps demandant aux spectateurs qui le pouvaient, de fermer les yeux afin de ne pas effrayer les pintades davantage. On craignait une crise cardiaque, tant l’affolement leur venait très vite dès qu’on les regardait.
Le second moment était un mime : il s’agissait pour les poules de montrer sans caqueter, combien il leur était difficile de veiller pour ce spectacle alors qu’elles tombaient de sommeil. Ce happening fut du plus grand effet. Les plus hardis des spectateurs y repérant dans le fait d’aller au-delà de l’instinct de dormir à la tombée du jour, une avancée … « avançante » !
Au troisième numéro, tous les canards se promenaient par deux ou trois en remuant la queue et, voulant montrer qu’il avait aussi des lettres, Marius demandait à tous de tendre l’oreille afin de constater que les canards parlaient anglais. Yes ils disaient : Tank you very much mister Trenet à chacun de leurs passages… Les voisins se déridaient, les oiseaux aussi. C’est toujours plaisant de chanter dans la clarté lunaire d’un jardin extraordinaire !
Pour le final, c’était le tour des jeunes oies et des petits jars qui proposaient un ballet où chacun tournoyait puis quittait une ronde en ondulant ses ailes moelleuses et confortables. Pendant la mise en scène de ces salutations distinguées, cérémonieusement Marius clamait leur nom :
Rébecca, Gladys, César, Palamède, Pulchérie …
Ce spectacle était une réussite et c’est vrai, personne n’aurait souhaité qu’il s’arrête. Le voisinage s’y rencontrait, on discutait. C’était plaisant. C’était mondain. C’était charmant. D’ailleurs la femme de Marius avait l’air d’apprécier. Les oiseaux aussi, ils sentaient un regard respectueux se poser sur eux. On reconnaissait leurs prouesses mais au-delà de cette admiration on les laissait vivre… Tout aurait été parfait, si un soir au moment de la toute dernière partie quand gracieusement le nom de Pulchérie fut prononcé, à ce moment, un spectateur ne s’était pas exclamé, en se frappant la cuisse :
« Quand on mange le foie, on n’a pas besoin de connaître l’oie ! … » C’est vrai on s’en moque de leurs noms on est là pour passer un moment, pour consommer !
- C’est dit ! C’est dit s’étouffa la femme de Marius en battant des mains….
- Mais malheureuse ! Dit son mari dépité, entends-tu ce que tu applaudis ?
Le spectacle se termina dans une grande confusion, certains riaient, quelques- uns avaient peur, d’autres encore pleuraient. Pour Marius, ce fut au point qu’une fois couché il ne parvenait pas à dormir, ni encore moins à s’approcher de son épouse. Il ne pouvait pas s’empêchait de penser à l’homme qui avait parlé si brutalement et qui avait fait rire sa Simone. Ce voisin avait ce qu’il nommait une production, c’est-à-dire un élevage dont on ne voyait que le bâtiment en tôle et un immense entonnoir sur le côté. Ce gars ne parlait jamais des animaux, mais de clients oui ça d’argent aussi beaucoup, il en parlait et aussi d’emprunt et d’emmerdements et d’assurance et de technique de gavage…
Cette soirée avait un goût de scandale. Alors comme ça les animaux n’auraient pas le droit à une individualité ? Ils seraient une foule anonyme au service de l’appétit des humains, non mais sans blague !
Marius sortit de son lit et s’en alla trouver l’oie et tous deux se mirent une fois de plus à réfléchir devant la lune, toujours à cette unique question qui concerne d’ailleurs tous les êtres vivants : comment gagner du temps sur la mort ? L’oie fit remarquer que le mieux n’était pas de chercher une idée qui règlerait l’ensemble de ce problème.
– Non ça, on n’y arrive jamais, Marius ! Répétait-elle.
Elle proposa plus humblement l’idée de distribuer des friandises au moment du spectacle afin de l’agrémenter encore et toujours, en somme toujours seulement gagner un peu de temps, un peu de temps sur la mort avec du divertissement ….
Aussitôt dit, aussitôt fait, dès le lendemain Marius avec son éternelle optimisme, cuisina des fruits secs, fabriqua des pâtes de fruits. Les animaux eux discutaient et ils se mirent d’accord pour reprendre le spectacle et le spectacle fut sauvé. Au bout de quelques jours, les voisins étaient revenus. On fit la paix. Les oiseaux faisaient de leur mieux. Même si l’anxiété les avaient rendus bavard, surtout les poules, ce qui forcément nuisait à leur spectacle de mimes. Mais avec les répétitions…il y eut de la bonne humeur, ce n’était quand même pas mal, et puis il y eut pour tromper l’ennui que les humains ressentent si facilement, les friandises de Marius, des friandises et encore des friandises. Un soir, un des spectateurs cria :
- Stop je suis gavé !
- Et quoi ? Reprit L’oie qui tout à coup perdit patience et quoi ? Vous vous plaignez ? Qui a parlé de gaver ? C’est vous qui gavez notre foie ? et quoi et quoi, vous nous tuez à la fois !
- Tu n’as rien compris, je parle des friandises, On en a marre d’être gavé !
Alors l’oie étendit ses ailes poussa des hurlements de colère. Ce fut comme un appel. On entendit comme une pluie. C’étaient les coups portés sur la tôle du hangar du producteur, c’étaient ses animaux étouffés par la bouillie qu’on les force à avaler à l’entonnoir… Ils n’ont plus de cris justement, ils avaient entendu la colère de l’oie et avec leur faible moyen ils participaient. Leur détresse était audible. Ces coups qu’ils donnaient avec leurs pattes sans forces sur la tôle, ce n’était pas la première fois, mais là, ils résonnaient. Leur détresse s’entendait. Leur foie malade qui les faisait souffrir et qui formait une plaie à fleur de peau pour certains…Il en était enfin question ! On n’allait pas attendre le réveillon !
Mais assez ! criaient les spectateurs ! Au là ! Ces animaux sont bien difficiles, Simone ! on vient chez vous pour se retrouver tranquillement entre amis et voilà que c’est une réunion politique ! Mais foi d’humain, ça ne peut pas se passer comme ça !
- Mais ce n’est rien tout ça siffla l’oie ! Et il y eut comme un concert :
- Allez dans le hangar,
- Voir voir les entonnoirs !
- Ah que c’est effrayant cette peur et ce désespoir
- Ah tant de désespoir dans le hangar !
- Ah que c’est embêtant de voir à quoi sert un entonnoir !
- Oyez ! oyez ! Les oies sont effrayées
- Oyez ! oyez leurs foies sont abîmés
– Ce n’est pas pareil ! Ce n’est pas pareil ! Arrêtez les oiseaux !
– Pas pareil que quoi ?
– De quel droit parlez-vous d’ailleurs vous n’êtes qu’une oie !
– Et vous : Parler ça vous distingue ? ça vous donne un droit absolu ? Vous n’êtes plus un animal ?
Bruit de confusion
Depuis ce jour mémorable, que c’est- il passé ?
(Le producteur d’à côté, a mis du lierre sur son hangar. Il a fait écrire en lettres stylisées : production familiale et traditionnelle…et fait venir un jardinier qui a dessiné des parterres de fleurs. Mais franchement rien n’y fait. Il y a une colère qui bouillonne dans son paysage où ce qu’il fait est caché.)
Dans la basse-cour, Marius s’est aménagé sa propre cabane. Lorsqu’il retourne dans la maison, c’est pour essayer d’encourager son épouse qu’il aime toujours. Il voudrait l’aider à ne pas manquer son existence. Lui n’a jamais été aussi conscient de la vie véritable que depuis qu’il la défend pour tous ! Il aimerait qu’elle découvre ce plaisir aussi. Il rêve qu’un jour ensemble ils trouveront le moyen de secourir tous les pauvres oiseaux qui se font gavées et torturés. Il y réfléchit et ça oui, ce n’est pas la puissance qui lui manque ! Dame, il a déjà donné la parole à une oie !
Claude Fée
Et quoi ?
(Version Intégrale)
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2021-12-02
Lu par Claude Fee
Livre audio de 18min
Fichier mp3 de 14 Mo